« C’est ce que l’Art propose. Lorsque je joue pour une cause, ce ne saurait être celle d’un régime ou d’une doctrine politique, il s’agit d’aider des civils dans la détresse lors de catastrophes (guerre, famine, épidémie, tremblement de terre) de souffrances (isolement en maison de retraite, prison) et donner de l’espoir et du sens.
Aussi, si la récupération politique est parfois inévitable, il ne s’agit pas de fuir, mais d’essayer de se protéger le plus possible de la récupération tant que la balance reste positive ; et c’est très dur à évaluer tant que l’évènement n’est pas accompli, car les pièges du réel sont souvent imprévisibles.
En 2022, la cause des civils ukrainiens fuyant la guerre et son cortège d’horreurs est partout, et si elle me touche à titre personnel parce que vous le savez, je joue et enregistre souvent avec le philharmonique de Kharkiv (Kharkov) qui est constitué de personnes en or actuellement disséminée et parfois en danger, je suis également confronté au phénomène de mode et d’hystérie qui l’accompagne :
Au lieu d’être traitée avec simplicité puisqu’il s’agit seulement pour moi de jouer pour recueillir des fonds procurant nourriture, médicaments, moyens d’évacuation hors des zones de combat, hébergement provisoire et subsistance, la cause des civils est parasitée par des pathos multiples :
Tout comme on nous enjoignait d’être Charlie en 2015, il faudrait être Ukraine, communier tous et obligatoirement d’une même ferveur, et voir ce conflit chaotique qui dure depuis 8 ans comme s’il était né hier et n’avait aucune complexité, de manière binaire, comme un match de foot où il faudrait tenir pour une équipe contre l’autre (les méchants).
Il faudrait aussi le voir comme s’il était le seul péril au monde, tout comme il en était du covid il y a encore quelques mois, alors qu’il y a 24 autres conflits dans le monde au même moment… Une famine au Liban depuis deux ans et demie, une autre qui se profile en Tunisie…
Je suis obligé, lors de ces concerts que je donne dans l’unique but d’atténuer les peines des Ukrainiens, de prendre le micro et de préciser que je ne m’associe à aucun message politique qui émanerait des autres acteurs de ces galas, ou qui semblerait émaner à travers les codes dont ils sont parsemés (drapeaux, hymnes, symboles, choix des termes dans la communication).
Mais cela va bien plus loin. Cette hystérie qui évidemment ne sert aucunement la cause des populations ukrainiennes en détresse, va jusqu’au bout de sa logique (logique de guerre en fait !) en enjoignant même les artistes russes de réciter la doxa du moment, sous peine d’être déprogrammés. Outre que l’hystérie fait fi de toute notion professionnelle (contrat, limites entre privé et public) elle accapare toute l’énergie que demande le travail artistique au seul profit de ses slogans et de son discours indigent et imbu de lui-même.
Ici le refus du conservatoire Rachmaninoff de céder :
Bravo aux membres courageux de ce conservatoire. L’art ne devrait pas subir les conséquences de la folie de certains hommes.
La soprano Anna Netrebko, a dû se retirer de la scène, comme d’autres. Elle a déclaré : « Il n’est pas juste de forcer les artistes (..) à exprimer leurs opinions politiques en public (..) Je ne suis pas une personne politique.. Je ne suis pas un expert en politique. Je suis une artiste et mon but est d’unir au-delà des clivages politiques. » Certes mais j’ai envie de répondre à ma chère collègue, que le pouvoir politique n’en a rien à cirer de qui nous sommes et de ce que nous défendons, il nous a prouvé que nous ne comptons que dans la mesure où il voit seulement en nous une possibilité d’utiliser la tribune que nous donne la scène, pour lui servir la soupe en reprenant ses thèmes.
En dehors de cela nous ne sommes rien pour lui, et il se méfie de l’Art comme de tout ce qui crée du lien entre les humains, qu’il a besoin de diviser pour les dominer.
En conclusion, ces concerts de solidarité ne sont pas de tout repos, il faut beaucoup d’énergie pour défendre la musique et l’efficacité de la démarche contre le parasitage de la récupération.
Mais il y d’autres concerts, et nous espérons que vous aurez plaisir à retrouver nos duos de piano dans le cadre du festival Blues en Aveyron (article à paraître). »
Fabrice Eulry