Par Fabrice EULRY
Ce qui réunit ces deux pianistes aux parcours si différents, est moins leurs décès rapprochés ou leurs noms si délicieusement médiévaux, mais le fait qu’ils aient été parmi les rares pianistes français à cultiver le piano stride.
Cette forme pianistique venant d’Harlem, consistant à s’accompagner avec une main gauche qui swingue sur quatre temps (Basse-accord-basse-accord) et utilisant un phrasé dentelé et brillant en croches dans l’aigu avec des intervalles variés (souvent des tierces sur les temps et des notes simples sur les contretemps) a eu pour chef de file James P.Johnson
élève d’un élève de Listz (c’est dire si dans le piano stride, la part d’africanité concède beaucoup plus de place à l’influence européenne que dans le blues), puis très vite d’autres pianistes comme Fats Waller, Willie the Lion Smith, Donald Lambert, Joe Turner…
Le piano stride fut très populaire jusque dans les années cinquante, mais la difficulté qu’implique ce jeu de piano a provoqué sa rareté au point que le public français, aujourd’hui, le méconnaît d’autant que les rares pianistes qui s’y essayent sérieusement ont connus une véritable hécatombe ces dernières années : Bibi Garvanoff décédé en 1988 (affaire du sang contaminé), le sublime François Rilhac en 1992 décédé à 33 ans, Yannick Singery en 1995, et depuis l’an 2000 Jean-Lou Felz, Philippe Bas, Olivier Lancelot qui n’avaient pas la soixantaine, et récemment Jacques Higelin.
Cette vedette, plus connue pour ses chansons, n’en était pas moins impliquée dans cette musique harlémite, qu’elle utilisait parfois pour s’accompagner dans son répertoire chanté : je jouais régulièrement au George V entre 1999 et 2005, et j’aimais bien ensuite aller traîner dans les clubs où le piano était disponible, ce que je ne fais plus, car depuis 2010, dès que vous faites 3 notes il y a immédiatement un inconnu bêtassou qui sort son Iphone et qui vous pirate sans que vous n’ayez rien demandé, alors maintenant les jam-cadeau-improvisées à 2h. du matin c’est uniquement chez moi avec les amis ; c’est dommage, mais ces gens n’ont qu’à qu’à nous respecter : les musiciens sont aussi des personnes, pas des objets ; tenez : c’est comme les jolies filles, ce ne sont pas des objets non plus, on ne sort pas son Iphone pour les filmer sitôt qu’on en voie une, eh bien les musiciens c’est pareil, ce sont aussi des personnes.
Bref, vers 2004, en revenant du George V je m’arrête vers 2h. du matin au Franpinot sur l’île Saint-Louis, et comme j’entamais un stride au piano, un type bien entamé qui faisait le fanfaron devant deux jeunettes s’en désintéresse soudainement pour m’écouter, fait applaudir tout le bar, et me demande mes coordonnées : « Je suis Jacques Higelin » « Enchanté, je vous avais reconnu », « Vous savez j’adore le stride, j’aimerais bien qu’on se revoie, pour vous remercier du bonheur que vous m’avez donné. »…
Higelin, on connaît sa vie son oeuvre, beaucoup moins peuvent en dire autant à propos d’Olivier Lancelot et pourtant, quel talent quand il s’agit de piano stride ! Je peux vous parler du jeu de Lancelot d’autant mieux que je l’ai observé de près en maintes occasions depuis 1990 : hyperlaxe, Lancelot avait de grandes mains blanches, souples et charnues, on n’y voyait aucune veine, aucun muscle, aucune nervure :
https://www.youtube.com/watch?=JzjcBZTVFOE
Cliquez sur l’image ou sur le lien pour écouter son improvisation en piano stride sur une chanson de George Gershwin.
À l’image de ses mains, son esprit (il n’en manquait pas) caustique et nonchalant faisait tourner court toute discussion sérieuse quand il souhaitait se protéger des gens qu’il ne connaissait pas. Son niveau intellectuel lui permettait de trouver refuge aussi bien dans l’informatique, que dans sa musique qui le comblait quand bien même la difficulté de la faire reconnaître (y compris dans son milieu familial) pesait trop lourd. Olivier n’était pas un lutteur ou un prêcheur du piano stride. Fataliste, il trouvait déjà un bonheur immense à pouvoir en vivre, fut-ce dans de petits endroits comme les Trois mailletz qui fut son quartier général pendant 25 ans. Les rares portes qu’on lui ouvrit furent celles que procurent le seul talent, mais, épicurien, il sut en profiter, même si le jeu de piano stride, difficile, hyper spécialisé, et sans espoir de médiatisation, contingenta l’artiste et son parcours dans un seul et même milieu comme en témoigne sa biographie (cliquez pour la consulter, sur la pochette de son disque ci-dessous).
Derrière le personnage ironique, demeure donc un musicien authentique.
Je fis la connaissance d’Olivier Lancelot en 1990, à la London tavern, qui était une sorte de soupe populaire, de soupape de sécurité pour pianistes aguerris les soirs où ils n’avaient pas de travail. C’était aussi un pub à entraîneuses, et Olivier aimait bien cette ambiance glauque dans laquelle son jeu de piano se faufilait d’autant mieux que le piano stride y était né. Ce sont les bordels et les surprises-parties qui firent vivre cette musique pendant des décennies avant qu’elle ne trouve, éventuellement, le chemin des salles de concert et des festivals.
Mais la première fois que je pus l’apprécier, ce fut dans un bar de la rue Princesse, également à Saint Germain des près : j’y étais engagé, et plusieurs grands pianistes de boogie de la planète, arrivant de l’aéroport avec un jour d’avance pour Le festival Nuits du boogie du Lutétia, m’avaient fait la surprise de venir y jouer pour se chauffer à l’ambiance parisienne. Olivier Lancelot succédant au piano à moi-même, à Axel Zwingenberger, à Jim Badzik et à Bob Seeley, avait été attiré de la rue par le son du piano ; il nous joua formidablement Handfull of Keys de Fats Waller, un des cinq grands classiques du piano stride. Les autres pianistes n’en revenaient pas, et remercièrent Jean-Pierre Bertrand (pianiste et organisateur du festival) de la soirée : Ils se mirent à croire que tous les bars étaient peuplés de jeunes pianistes français comme Olivier et moi, jouant du boogie-woogie ou du stride !
D’un humour distant et pince-sans-rire, Olivier consentait tout de même à parler de musique après quelques essais insistants. Je rêvais de l’inviter à la maison pour échanger quelques tuyaux pianistiques, son jeu dentelé, tout en souplesse, étant si différent du mien (qu’à l’époque je trouvais trop systématiquement scandé) que j’estimais avoir beaucoup à apprendre de lui. Il finit enfin par venir, et avec Bertrand Garde, alors encore mon élève mais aujourd’hui pianiste professionnel, nous l’écoutâmes avec intérêt. Il me montra quelques phrases d’Art Tatum, avait du mal à les jouer lentement pour que je puisse les décomposer, et nous exposa très (trop) superficiellement sa conception du phrasé du piano stride à la main droite : ces successions magiques de croches en tierces alternées avec des notes simples ou des quartes, leurs articulations, leurs ruptures… Il était intéressé par ma technique et me demanda comment je travaillais : je lui montrais mes exercices mais comme il n’était pas convaincu de leur efficacité il me demanda de les transposer de do en do dièse, ce que je fis. « Ah d’accord, en effet si tu les joues dans tous les tons ça devient efficace. » Est-ce que je peux te montrer autre chose ? « demandais-je. « Non ça ira, faisons un piano-contest c’est plus excitant ! ». (un piano-contest consiste comme les pianistes de Harlem pionniers du stride, à prendre un morceau imposé et à improviser chacun sa version) Ce fut Ain’t misbehavin’ de Fats Waller
qui fut l’objet de ces versions…
J’eus tout de même quelques rigolades avec Olivier Lancelot : dans une soirée avec Gilbert Leroux, lors un boogie-woogie improvisé à quatre mains, il me lança, après l’accord final : « J’ai cru que ma main gauche allait se décrocher ! » : je n’en croyais rien, il ne se raidissait jamais et d’instinct préférait truquer le tempo (imperceptiblement, et avec beaucoup de métier) que de s’acharner (toujours ce tempérament hyperlaxe et louvoyeur, pas un boxeur mais un judoka !).
Nous avons ici un aperçu de cette souplesse, qui sur le stride lui permettait de tenir sur la longueur.
Il me fit beaucoup rire également au bar du Petit opportun, un autre club aujourd’hui disparu, en me racontant avec son éternel air désinvolte, une espèce de stage qu’il avait fait « chez les classiqueux « . Comme je lui demandais ce qu’il en avait retiré, et s’il leur avait montré comment il faisait si bien la pompe (ce précis et incessant aller-retour si rapide que vous observez avec sa main gauche) : « La pompe, ils l’enseignent aussi, mais ils disent qu’il faut d’abord soulever la main, se déplacer, puis l’abaisser, ils font des espèces de cârrés » évacua-t-il le sujet avec son accent parisien, de ce ton unique dont il usait pour tout tourner en dérision.
Jacques Higelin, paix à son âme, est mort de maladie à 77 ans, après avoir beaucoup donné (et tiré sur la ficelle) ; pour les musiciens moins en vue (les plus nombreux) la musique est un métier risqué. En apparence Olivier Lancelot est mort sur la route comme tant de collègues, mais il est surtout mort au champ d’honneur : si son scooter a glissé dans la bouillasse d’une route pluvieuse de cet interminable hiver, le faisant passer sous un camion qui le suivait de trop près, ce fut en allant jouer à Evry sa superbe musique… pour quelques dizaines d’euros, dans un des rares endroits qui lui permettait de la faire entendre. Alors à Olivier Lancelot également, chapeau bas et vibrant hommage !
Par ordre alphabétique, quelques pianistes que l’on peut entendre en France qui pratiquent assidument le piano stride (je demande pardon à ceux que j’oublie) :