Un témoignage de Fabrice Eulry :
Le clarinettiste suisse, parfois mon chef d’orchestre, parfois mon compagnon de route en duo, et toujours mon ami, vient de tirer sa révérence après une carrière incroyable. Songez que j’écris cela en 2024 alors qu’il a joué et enregistré avec les fondateurs de la musique Nouvelle-Orléans :
Bill Coleman, Mezz Mezzrow ou Albert Nicholas, en passant par Barney Bigard, Ed Hubbles et Benny Waters (lui-même musicien de King Oliver : King Oliver c’était avant Louis Armstrong !) tous ces pionniers… dont Jacky Milliet connaissait très bien la musique.
Très influencé par Georges Lewis, Jacky Milliet jouait sans partition (bien qu’ayant appris le solfège dans ses jeunes années comme tous les Suisses et les Germains dans des harmonies municipales, lien social de bourgs) mais surtout, c’est un des derniers musiciens qui jouait le Nouvelle-Orléans à l’ancienne, c’est à dire sans même prendre connaissance des grilles d’harmonie. Le « tout à la feuille » qui frotte parfois, mais devient génial de spontanéité quand ça passe.
Tout a été écrit sur son épopée musicale avec les pionniers, et je vous renvoie aux nombreux entretiens qu’il a patiemment accordés à ce sujet. Mais moi dans le fond, je sais que même s’il n’a jamais rien réclamé pour lui-même, il aurait aimé qu’on l’interroge un peu plus sur ses projets musicaux personnels au lieu de se focaliser uniquement sur la légende de cette musique dont il fut à la fois témoin, acteur, et relais. C’est pourquoi je vous livrerai quelques anecdotes plus personnelles sur sa propre carrière.
En 1995 Jacky Milliet vint à Paris jouer au fameux Slow-club, dancing de la Rue de Rivoli, dans lequel je jouais aussi régulièrement sous mon nom ou comme accompagnateur. À cette époque, Jacky avait une formation sans pianiste. Grâce à Enzo Mucci qui était son bassiste et nous présenta, Jacky eut l’idée d’en intégrer à nouveau un après que j’eus improvisé avec eux.
À partir de là, nous jouâmes régulièrement 25 ans ensemble
Notable très en vue (il tenait une pharmacie de famille d’une grande réputation) Jacky Milliet n’a jamais vécu de sa musique : pour autant plus d’un musicien professionnel et plus d’un chef d’orchestre pouvait apprendre de sa rigueur, de son sens de l’organisation, et de son humanité. Malgré cette notabilité qui aurait pu l’embourgeoiser, il sortait constamment de la zone de confort qu’elle lui procurait, et bien que pétri de trac, il n’hésitait ni à risquer sa réputation devant sa classe sociale, ni à accepter d’aller porter la bonne parole musicale au fin fond de lieux improbables lorsque je le lui proposais !
Au milieu de ces génies de la Nouvelle-Orléans et de tant d’orchestres européens qui tentaient de suivre leur voie avec passion, comment trouver la sienne ? En bon chef d’orchestre dandy, Jacky Milliet eut l’intelligence de bien s’entourer et de trouver sa voie dans un style très musicalement esthétique, inspiré par la démarche d’autres solistes et chefs du vieux continent comme les Anglais Chris Barber et Monty Sunshine, ou les Français Claude Luther, Marc Laferrière ou Maxime Saury, avec des compositions personnelles très mélodiques, ou des reprises de chansons françaises qu’il faisait swinguer.
Je me fis un plaisir d’en orchestrer sur nos albums… Pratiquant moi-même la clarinette, et en connaissant un peu les ressources, nos nombreuses heures de duo finirent (parfois) par me donner d’anticiper son phrasé de manière à en trouver spontanément le contrepoint ; un jeu auquel je me prêtais avec malice et qui le faisait rire ! Un stade de complicité qui pouvait parfois faire croire au public que tout était répété.
Jacky avait une classe à la Roger Moore. De passage à Paris pour jouer au Caveau de La Huchette avec son orchestre, il vint jouer quelques morceaux avec moi alors que j’officiais au George V : la direction me demanda tout de suite de l’engager en me disant que « lui et sa musique collent parfaitement avec le décor » !
En 2012 -nous avions déjà 4 ou 5 albums en commun, je lui proposais de produire un nouveau disque : « Je vais avoir 80 ans, est-ce que cela a encore du sens ? » me répliqua-t-il, toujours élégamment en retrait. J’insistais et cela donna l’album : Escapade symphonique. Même si nos concerts s’espacèrent un peu dans les années 2010, nous jouâmes régulièrement jusqu’à l’ère covidique. Suite à quoi ses apparitions sur scène se sont raréfiées, mais il m’écrivit lors de notre échange de voeux début 2023 qu’il avait joué près de chez lui pour Noël.